Extrait du discours réalisé par Célestine Leroy, professeur honoraire à l'Ecole Normale d'Arras, à l'occasion du jubilé de Soeur Aimée en 1961.



"...Le 2 Octobre 1889, à l'âge de 18 ans, Soeur Aimée-Joseph entrait dans la Congrégation des Filles de l'Enfant-Jésus, dont la maison-Mère est à Lille. Elle connaissait bien sans doute cette Congrégation relativement récente, dont les religieuses arpentaient alertement les rues de sa ville natale pour se rendre dans les différentes écoles dont elles avaient la charge. Elle ignorait pourtant que Dieu la destinait à vivre de longues années, elle qui était lilloise, dans un modeste village de la région des Weppes : Marquillies. En cette même année 1889, en effet, les Filles de l'Enfant-Jésus acceptaient de prendre en charge les vieillards de l'Hospice fondé par les demoiselles Salembier.


Mais, qu'était-il ce village quand y arrive Soeur Aimée, en Avril 1904, après déjà douze ans de vie religieuse ? Marquillies comptait à peu près le même nombre d'habitants qu'aujourd'hui et sa population avait un caractère presque exclusivement agricole. Quelques mineurs se rendaient bien "à l'fosse" à pied ou à bicyclette, mais la très grande majorité travaillait dans le village même, occupée aux travaux de la terre. La propriété terrienne était plus morcelée qu'aujourd'hui, et nombreux étaient les tout-petits cultivateurs qui exploitaient selon des méthodes très archaïques quelques champs hérités de leurs parents et dont la superficie ne dépassait pas un hectare. Pour rien au monde pourtant, ils n'auraient cédé ce lopin si peu rémunérateur. C'était parfois sur sa brouette que le petit cultivateur rentrait ses gerbes ou conduisait à un champ le fumier de sa vache. Le "censier à brouette" pouvait trouver à "la fabrique" au moins pendant quelques mois, un travail relativement bien payé où il était en même temps artisan, bourrelier, maréchal ferrant, charron, couvreur, cordonnier, tueur de porcs...


Quant aux métiers féminins, ils comportaient des modistes, des repasseuses, des couturières, des "couseuses" à la journée. Bon nombre de femmes aussi allaient aux champs pour sarcler, démarier les betteraves, échardonner le blé. En caracos et jupes amples, la tête protégée du soleil par leurs "cafas", elles grattaient la terre de leurs "purvénoires" sous la houlette paternelle d'Anatole Doignies. Elles laissaient aux hommes les manipulations plus pénibles : édification des "cogniaux". La ferme du faulx de beaucoup la plus importante, comptait de nombreux ouvriers et ouvrières. C'était presque un honneur d'appartenir à la corporation des "carretons" qui menaient fièrement les robustes attelages et qui dételaient à "la cloche" de la fabrique ou à l'Angelus.


L'industrie était déjà représentée à cette époque par la sucrerie qui employait une abondante main-d'oeuvre d'octobre à janvier. La blanchisserie de Don donnait du travail à un certain nombre d'hommes et de femmes. Il s'agissait d'un travail très pénible qui causa plus d'une mort atroce, d'où le nom de "Cayenne" donné à cet établissement.


Matériellement, on vivait moins confortablement qu'aujourd'hui. C'est la guerre de 1914 qui a fait disparaître les maisons en "paillotis", remplacées alors par des constructions en "dur". Le mobilier, exécuté le plus souvent dans le village, était plus que modeste, sans aucun souci de style, et on connaissit encore la paillasse.


Les costumes traditionnels n'avaient pas cédé toute la place aux "modes de Paris". Une femme de 50 ans, voire de 40 ans se considérait comme vieille, et adoptait le "blanc bonnet" de tulle ou de mousseline tuyauté au petit fer, et le "mantelet noir" à vaste capuchon. Les plus jeunes portaient chapeau et la "visite" mise à la mode par l'impératrice Eugénie, n'était pas encore tout à fait démodée.


Les hommes allaient au marché en "sarrau" de toile bleue bien amidonné et plissé. Aux grands jours, ils sortaient les vêtements qui avaient souvent servi à la génération précédente : habit ou "capote" et ils coiffaient le "chapeau montant". La nourriture était loin d'être variée, on mangeait beaucoup de tartines de pain de la ferme - pain un peu gris, mais savoureux - les légumes du jardin et les fruits du pays. Les primeurs n'arrivaient pas jusqu'au village ; on ne connaissait pas les bananes et les oranges étaient un luxe. On consommait habituellement de la "petite bière achetée au tonneau. La "tripée" fournissait l'occasion d'un repas plantureux où l'on invitait parents et amis et l'on "portait à l'tripée" chez ceux qui ne pouvaient pas venir. Chaque fête avait ses mets traditionnels : gâteau à Pâques, tarte à gros bords à la ducasse, gaufres au Nouvel an, crêpes à Carnaval.


Bien qu'il eût une gare, le village vivait replié sur lui-même. La première auto a dû apparaître vers 1900. Le médecin de Fournes, Monsieur Wallart, venait à Marquillies à cheval ou dans son cabriolet. Les cultivateurs aisés possédaient une voiture à laquelle ils attelaient un bidet ou un cheval de labour ; les autres utilisaient parfois leur chariot pour aller au village voisin. Bien des gens allaient à pied au marché de Fournes ou de La Bassée. Prendre le train pour faire cinq kilomètres paraissait du gaspillage.


Les dimanches et jours de fête, les hommes se réunissaient dans les estaminets et en constituaient la clientèle fidèle : joueurs de cartes, tireurs à l'arc, "coqueleux". Certains estaminets "tranquilles" voyaient surtout venir des "gens d'âge" qui jouaient au piquet en consommant de la bière, mais sans excès.


Les sobriquets, à Marquillies comme ailleurs, étaient nombreux. Les uns étaient inoffensifs, la plupart étaient cruels. Leur emploi, par provocation, entraînait à l'école, au cabaret, dans les champs, des réactions violentes.


Les fêtes religieuses demeuraient ce qu'elles devaient être. La Noël, par exemple, restait la fête de la Nativité. Pas question de réveillon païen. La première messe avait lieu à cinq ou six heures. On ignorait le Père Noël, et c'est plus tard que vint jusqu'au village la tradition bavaroise de l'arbre de Noël. Pâques était uniquement une fête religieuse et familiale. Les cultivateurs avaient porté du buis bénit dans leurs champs le Vendredi Saint et les enfants étaient allés chercher de l'eau bénite à l'Eglise le Samedi-Saint. Quelques femmes seulement et des enfants participaient à la procession des Rogations, mais la Fête-Dieu voyait un grand effort de décoration des rues et un nombre imposant de fidèles suivait la procession et parmi eux beaucoup de confrères du Saint-Sacrement.


L'instruction n'était pas très poussée. En 1900, il y avait encore à Marquillies comme partout des illétrés. Certains n'aivaient jamais fréquenté l'école, ou bien seulement comme ils disaient "dins ché courts jours". Ceux-là, et d'autres, parlaient exclusivement le patois, un patois savoureux qui a perdu bon nombre de ses expressions les plus pittoresques. L'école des garçons était dirigée en 1895 par Monsieur Proye, un excellent homme toujours courant, qui sonnait l'Angélus et avait deux fils au séminaire de Cambrai. Antérieurement, il y avait eu pour les filles une école privée avec pensionnat, tenue par les demoiselles Delforge, tantes de Jean Delforge, qui fut "clerc" après la mort de Monsieur Delval. A la mort des demoiselles, l'école fut fermée et toutes les filles du village furent réunies à l'école publique que dirigeait Mademoiselle Fallot. L'adjointe était Mademoiselle Cappe, devenue Madame Jean Delforge.

La création en Avril 1900 de l'école maternelle dite "l'Asile" n'a pas eu pour cause un conflit entre le clergé et les écoles publiques. L'ouverture en a été la bienvenue par les familles et aucune concurrence ne s'interposa entre les religieuses et les instituteurs et les institutrices. C'est pour cette école maternelle que Soeur Aimée-Joseph, munie du Brevet de Capacité d'Enseignement, fut en Avril 1904, envoyée par les Supérieures à Marquillies. Ce n'était pas d'ailleurs la première mission qu'elle recevait. L'orphelinat de Steenwoorde l'avait vue à l'oeuvre (1895-1899), puis Frelinghien  et Tourcoing (1900-1903). Elle ne put tenir l'école maternelle que quelques mois, car celle-ci fut fermée le 15 septembre 1904 par décision gouvernementale. Elle demeura néanmoins à Marquillies, qu'elle quitta en 1910 pour se rendre à Merville. A partir du 21 mars 1911, Soeur Aimée s'est enracinée à Marquillies, au milieu de cette population fortement attaché aux "Soeurs". L'Hospice comprenait alors trois religieuses dont la "Soeur Directrice", Soeur Séraphine, originaire de la Haute Loire, était une femme remarquable, intelligente et énergique. Faite pour l'autorité, elle s'imposait aux "vieux" les plus incommodes ; elle admonestait même tel ou tel villageois de quarante ou cinquante ans et celui-ci l'écoutait sans mot dire, tête basse et rouge de confusion. Si les plus âges des habitants de Marquillies se rappellent son austérité et sa sévérité, ils se souviennent encore plus de sa grande bonté, de sa totale disponibilité. On la cherchait le jour et la nuit pour le service des malades. Que de mourants réconciliés avec Dieu parce qu'elle était passée avant Monsieur le Curé ! "Soeur Directrice" avait comme auxiliaire Soeur Marie qui s'occupait spécialement des vieillars et Soeur Ernestine, chargée de la cuisine. Qui ne les revoit, la première, grande et mince, la deuxième, si petite qu'elle devait monter sur un petit banc pour "tourner la soupe". C'est dans cette Communauté de charité et de dévouement que Soeur Aimée a prié et travaillé. L'école maternelle avait été remplacée par une garderie dont "ma chère Soeur Aimée" eut la charge.