Le maire, Monsieur Barrois Brame, relate dans un journal la vie à Marquillies pendant ces deux premiers mois de la guerre.


8 octobre 1914 : La canonnade s'est fait entendre toute la nuit et la matinée sur Bauvin, Hénin-Liétard et Lens. Dans un omnibus attelé de 2 chevaux de sa ferme, Monsieur Barrois envoie toute sa famille à Aire, loin des combats. Il reste seul à Marquillies et ne le quitte que sous la pression des Allemands. "Triste moment, mais je dois faire mon dernier devoir et espère l'accomplir jusqu'à la fin." Ce jour là, les Français sont encore au village. Les combats sont terribles toute la nuit et au petit matin nos troupes abandonnent les ponts sur la Deule et Marquillies.

Effrayée, la population ainsi que celle d'Hantay fuit dans la panique. Le matin, je fais le tour du village et trouve les maisons vides... Je ne rencontre que 7 à 8 hommes dans toute la commune, les femmes sont plus courageuses.


9 octobre : Les cavaliers allemands arrivent par les marais vers 4 heures de l'après-midi. Fusillades et canonnades font rage chez nous, vers Ocron, Fournes et Wavrin. Les Allemands arrivent aussi de Sainghin en grand nombre. A ce moment des coups de revolver se font entendre et le chef qui sait que je suis le maire, me dit que l'on a tiré sur ses troupes et que l'on va fouiller et incendier le village. Monsieur Barrois est pris comme otage et conduit par les Allemands vers Illies. Là, on le relâche au bout d'une demi-heure sans explication. La troupe ennemie est suivie par le train de bagages qui s'arrête devant le château et la ferme. Les pillage est au complet, on enlève tout, chevaux et voitures... Les caves sont vidées, le champagne en premier lieu... Cette razzia dure jusqu'à 5 heures. Rien de plus pénible que d'assister impuissant à un pareil désastre.  A 5 heures, un officier arrive à la maison et m'accuse d'avoir téléphoné pour indiquer l'endroit où se trouvent les convois. La ligne avait été coupé la veille. Et le peloton me garde dans un champ plus d'une demi-heure. La troupe évacuée, on relâche le maire. Le pillage continue, les officiers laissent faire les soldats. La troupe et les chevaux prennent possession de toutes les maisons inoccupées ; mais aucun mal n'est fait à la population. Monsieur Barrois fait enfouir onze chevaux tués et des débris de toutes sortes, fait nettoyer les rues du village. Le tir est terrible vers Lens et La Bassée qu'on bombarde sans cesse. Les incendies illuminent la nuit. Lorgies et Violaines sont touchés à leur tour par les canons. Un hôpital est installé dans l'hospice de Marquillies et dans les maisons avoisinantes.


14 octobre : La bataille est terrible vers La Bassée et Festubert... Le combat se déroule entre Lens et La Bassée... Nous commençons à nous habituer au bruit du canon et de la fusillade. Les vivres commencent à manquer, surtout le pain et le pétrole.


16 octobre : A 2 heures de l'après-midi les habitants d'Herlies évacuent sur Sainghin et Hantay. Que va t-il arriver ? les combats font rage vers Festuber, Lorgies et le bas d'Aubers ; puis vers Herlies. Les blessés arrivant du front sont pansés et sont évacués vers Don. Incendies le soir en direction d'Illies, de Lorgies et de Wicres.


Dimanche 18 octobre : Dès le matin commence une bataille d'une violence inouïe vers Wicres et Herlies. Les batteries allemandes sont placées tout autour de chez nous, elles tirent de Wicres et de derrière les dépôts de boue (de la sucrerie Barrois). Les batteries de la vieille ferme et des hangars ne tirent que sur les aéroplanes... Dans l'obscurité, on ne cesse de se battre avec furie ; canons, fusils, mitrailleuses font un fracas inimaginable ; des obus éclatent en l'air, devant, derrière nous sans discontinuer. Je n'ai jamais rien vu d'aussi terrifiant.

Les boeufs et les vaches ont été lâchés dans les champs, ils errent et se nourrissent de verts de betteraves. Les vachers ont été enfermés dans l'église ; je demande qu'ils soient libérés. Les allemands le feront mais après la batailles. Illies et Herlies brûlent, le ciel est rouge toute la nuit. Une troupe d'infanterie et de génie arrivent au village et la mise à sac recommence. Nous sommes en plein dans la bataille ou plutôt à quelques centaines de mètres en arrière, les combats sont plus violents vers Fournes... Si chaque balle et chaque obus tuait un homme, il ne resterait plus personne sur terre après un mois de pareille fusillade. C'est horrible de penser que ce sont des hommes qui se font une telle guerre.


21 octobre : Les aéroplanes survolent le pays sans arrêt, c'est toujours mauvais signe. 30 obus tombent près de chez nous. Le pain se fait rare et le lait manque car les vaches sont toujours en liberté dans les champs.


22 octobre : Dès 5 heures, grand fracas, nous pouvons cependant nous lever et nous vêtir en paix. Le canon ne cesse de gronder jour et nuit. Les Allemands paraissent avancer car les balles et obus n'arrivent plus jusqu'ici...


23 octobre : L'ambulance centrale est transportée au village. Il est arrivé des blessés durant toute la nuit : les maisons du bourg et l'église en sont remplies. Je suis appelé pour faire installer des locaux et faire creuser des fossés au cimetière. On me réquisitionne les hommes pour aller à Illies enterrer les morts.


24 octobre : Un peu d'accalmie fait penser que la bataille s'éloigne : faux espoir car la voilà qui revient plus dure encore, les blessés et les morts arrivent du front en grand nombre.


Dimanche 25 octobre : Journée terrible. Le général m'appelle ce matin et me déclare que la commune doit payer une contribution de guerre de trente francs par habitants, soit 33 000 francs. Où les trouver ? Sachant que cela est impossible, je lui dis de me prendre comme otage, s'il le veut. Je me retourne cependant, et pour quatre heures, heure fixée, j'apporte 8 300 francs ; il réclame et exige davantage pour demain à huit heures. J'arrive encore à trouver 1 500 Frs soit 9 800 frs en tout... Sera-ce assez ?


26 octobre : Pendant la nuit, la bataille qui continue sans relâche s'est rapprochée et il y a engagements à Ligny le Petit, vers Fromelles, Aubers et Herlies. Les blessés sont légion et nous enterrons toujours les mors des hôpitaux.


28 octobre : Monsieur Barrois devant la détresse des habitants, achète aux fermiers des sacs de blé et les fait distribuer. Il n'y a plus de pétrole ni de bougies.


31 octobre : Madame Dumetz m'apprend que sa ferme est fortement endommagée. Son mari, Savaete, Leroy, deux curés et d'autres personnes sont enfermées à Fournes. Je n'en connais pas la raison... Il nous est arrivé une troupe de munitions qui est convenable.


1er novembre : Triste jour de Toussaint. Je fais porter des fleurs sur la tombe de la famille ; lorsque j'y vais dire une prière, je trouve les gerbes défaites et les plus belles fleurs enlevées. Ils les ont mis sur les tombes de leurs morts... A 9 heures, arrivée du général et de l'Etat Major. Le nombre de chevaux est tel que les puits sont toujours à sec. La bataille est toujours très violente. Des obus sont tombés à Coisne et à Salomé et c'est ce qui a fait déloger l'Etat Major arrivé ici.


2 novembre : Je sais que Béthune est libre... De notre côté, la bataille se fait toujours entendre vers La Bassée et Festubert. Le grondement du canon continue vers Lens mais plus à gauche qu'auparavant. Les Français, qui doivent être très nombreux à Arras, m'a dit un officier Allemand, refouleraient-ils l'ennemi vers Cambrai et Valenciennes pendant que les Anglais essaieraient de les repousser en Belgique ? Nous sommes toujours indemnes mais nous n'avons pas cessé d'entendre le canon depuis un mois !


3 novembre : Ce matin, j'ai assisté à un combat aérien, un aéroplane anglais poursuivait un Allemand au-dessus de la maison. Des coups de feu étaient tirés, l'Allemand a fini par fuir vers Fournes, l'Anglais, le long de la ligne Herlies-Illies-Fournes. S'ils jetaient des bombes combien ces aéroplanes pourraient faire de mal. Ils en ont très peur... Je suis nourri par les soldats qui me donnent de la viande dont ils ont trop du reste.  Il n'y a plus de boucher. Il ne m'en a jamais manqué ni pour mon personnel. Nous avons aussi souvent du café.


5 novembre : La bataille commence dès le matin, d'une violence inouïe en direction de La Bassée dont il ne doit rien rester.


7 novembre : Dès le matin je me mets en route pour le pain et l'eau. Le Colonel très aimable me donne un bon pour aller chercher tous les 4 jours 10 sacs de farine à Wavrin (au moulin) pour les distribuer à la population. Je fais tuer une petit taureau.


13 novembre : On envoie moins de blessés, je leur ai porté de vieilles illustrations. L'Etat Major qui se trouve ici depuis le jour de la Toussaint est correct. La femme du général est installée depuis 4 jours. Elle est venue voir son fils grièvement blessé à La Bassée et soigné à Billy. J'ai reçu ce matin la visite d'un pasteur dont le fils a été tué près de Wavrin. Il est enterré dans le parc de la Vallée ; je lui ai promis de faire respecter la tombe jusqu'après la guerre et ensuite à l'aider à le faire transporter.

Marquillies est bien noté et en dehors des pillages nous n'avons rien à déplorer tandis que dans les autres villages on ne parle que d'otages et de prisonniers. Je crois que c'est parce qu'ils sont plus près de la bataille.


18 novembre : Depuis 2 jours on semble s'agiter davantage : Y aurait-il du nouveau ? Les mouvements de troupe dans le village sont plus importants et le colonel gouverneur est venu me dire, hier, qu'il fallait lui amener tous les hommes mobilisables. J'ai dû aller chercher tous ceux qui se cachaient. J'en ai trouvé 17, réformés ou ayant 18 ans ; c'était bien pénible pour moi car je savais qu'on allait les emmener à Douai ou ailleurs, comme cela s'est fait dans les villages voisins. Le soir, vers 5 heures et demie, revenant d'avoir mené ces hommes chez le colonel, j'ai été arrêté et tout à coup entouré de dix soldats qui ne me connaissaient pas. j'ai pu enfin me faire conduire chez moi où tout de suite on m'a reconnu et fait des excuses. Ce matin, à 8 heures, je suis retourné chez le colonel avec mes 17 hommes. Après avoir inscrit leurs noms, il est allé trouver le général et après bien des pourparlers nous avons pu nous entendre. Les hommes iront coucher à l'hospice et rentreront chez eux le matin. Quant aux vieux, ils peuvent sortir dans le village mais le moins possible. J'ai éprouvé ma première sensation de bonheur depuis 6 semaines, lorsque j'ai pu annoncer la bonne nouvelle à ces braves gens.


21 novembre : Aujourd'hui, il y a quelque chose de changé : tous les ravitaillements qui se trouvaient sous les hangars (de la sucrerie) et dans le parc (du château) viennent de partir vivement. Ils disent qu'ils doivent s'embarquer à Don pour aller en Russie. Ils n'en savent probablement rien, mais cette perspective les ennuie. Dégarnirait-on le secteur ? En tout cas l'Etat Major qui est à la maison depuis 3 semaines fait ses préparatifs pour partir demain et laisser la place au général de division qui s'installerait dans les trois maisons. Un officier est venu voir les machines pour savoir si on aurait pu avoir de l'éclairage et de la force motrice pour l'eau. Les pauvres machines sont très abimées et les salles servent d'écurie (sucrerie).


23 novembre : La division du général Isbergues est partie. Toute la journée a été employée à l'aménagement des maisons pour l'installation d'une nouvelle division arrivant de Don. Electricité, charbon, bois, tout est disposé pour une installation confortable. Un officier me dit que le général désire ma maison complète et que pour lui comme pour moi il est préférable que je m'en aille. Je lui réponds que je ne veux pas partir et que maire de ma commune, je ne la quitterai qu'avec ses habitants. 

Sous la pression, Monsieur Barrois quitte Marquillies. Dès la libération en octobre 1918, il rentrera dans sa commune où il reprendra sa place de maire.



Extrait de "Plein Nord" Revue Historique et culturelle du Nord de la France - Oct 1987

A. Templement-Gallet